Malgré mes supplications, Zeus-Peter Lama refusa de me révéler ce qu’il attendait de moi.

– Plus tard… plus tard… nous avons jusqu’à demain matin, non ?

Zoltan, son chauffeur, l’emporta dans la longue limousine glissante et silencieuse sans que je pusse en savoir davantage. Mais peu importait ! Pour lui, j’avais de l’intérêt ! Pour lui qui vivait au milieu des plus séduisantes femmes et qui pouvait tout s’offrir avec son argent, je représentais quelque d’unique…

Parcourant les couloirs de l’Ombrilic, je me perdis en hypothèses. Peut-être voulait-il peindre la médiocrité ? Le cas échéant, j’étais le modèle parfait. Cependant il ne copiait jamais ce qu’il voyait ; et au vu de ses œuvres qui agrandissaient, torturaient, exagéraient la réalité quand elles ne choisissaient pas de l’ignorer, je ne pouvais l’imaginer choisissant un tel sujet. La fadeur indifférente n’appartenait ni à son art ni à ses fascinations.

« Vous êtes l’homme qu’il me faut. »

Pour la première fois de mon existence, je me trouvais doté d’une qualité précieuse. Pourtant, conforme à ma nullité, j’ignorais laquelle.

Je me traquai dans les miroirs. Qu’y voyait-il que je ne voyais pas ? Je scrutai mes traits, je me penchai vers mon reflet, j’essayai de me surprendre, de m’enchanter. Rien à faire. Je finissais toujours par fixer dans la glace les meubles ou les tableaux qui m’entouraient et qui me paraissaient avoir plus de présence que moi. Un instant, la pensée de la tomate me revint et m’assombrit. S’il voyait une tomate – oh pardon, du rouge matriciel – dans les trois superbes femmes nues, quel légume avarié allais-je lui inspirer ?

« Vous êtes l’homme qu’il me faut. »

Le temps passe lentement lorsqu’on attend une réponse. Au lieu d’occuper mon impatience, les multiples ouvrages qui peuplaient cette maison m’agaçaient par leur profusion superflue.

À dix-neuf heures, mon Bienfaiteur rentra, et me demanda de le rejoindre.

Dans un salon isolé, il me présenta à un homme tout rond. Lunettes cerclées, les yeux en billes, la bouche en O, l’individu semblait avoir été conçu autour de son ventre : son corps était une boule terminée en haut par une tête chauve, en bas par deux pieds chaussés. Il était emballé plus qu’habillé dans des tissus de lin froissés et une ceinture en cuir bouclait le paquet. Cette lanière divisait exactement le tronc en deux, sans causer aucun bourrelet – ce qui était fascinant, vu la corpulence – et, plutôt qu’elle n’ajustait les vêtements à la taille, elle marquait l’endroit exact où les deux demi-sphères se rejoignaient, comme la trace extérieure d’une vis intérieure.

– Voici le docteur Fichet qui va vous examiner.

D’un ton sans réplique, le médecin me fit déshabiller. Après m’avoir ausculté, il testa mes réflexes, ma souplesse, il fit couler mon sang dans dizaine de fioles puis il entreprit de me mesurer avec un mètre ruban souple ; il évalua mon tour de cou, la taille de mes tibias, la largeur de mes épaules ; j’avais l’impression d’être chez un tailleur.

Son travail achevé, il rangea ses instruments avec beaucoup plus de soin qu’il n’en avait eu pour me manipuler, marmonna quelques mots à Zeus-Peter Lama et quitta la pièce sans même m’adresser un regard.

Lorsque nous fûmes seuls, je me rhabillai en demandant à Zeus-Peter Lama :

– Pourquoi me faites-vous examiner par un médecin ?

– Pour savoir si vous êtes en état d’accomplir ce que je projette.

– C’est-à-dire ?

– J’attendrai le résultat des analyses pour vous dévoiler.

– Quand ?

– Ce soir.

Une lune idiote me fixait à travers la baie vitrée.

Je quittais le lit et je m’y recouchais sans cesse. Je ne savais plus quoi faire de moi. Avec une sorte d’amertume, je constatais que Zeus-Peter Lama avait déjà gagné son pari : je ne voulais plus me tuer, j’étais devenu dépendant, la curiosité m’avait remis sur le chemin de la vie, j’attendais une révélation. Car c’était bien une révélation que m’avait promise Zeus-Peter Lama. « Vous êtes l’homme qu’il me faut. » Une révélation sur moi-même.

À minuit, le domestique vint me chercher pour me conduire à la chambre de mon hôte.

Au milieu d’un lit rond, Zeus m’attendait en peignoir, affalé sur des coussins ventre-de-biche, coq-de-roche ou cuisse-de-nymphe émue, une coupe de champagne à la main droite, une cigarette à la main gauche. Mon Bienfaiteur ne fumait pas mais il aimait s’accompagner de fumée ; il gardait la tige au bout de ses doigts, ne la portait jamais à ses lèvres et ne la brûlait que pour s’entourer artistiquement de nuées bleues.

– Mon jeune ami, j’ai de bonnes nouvelles pour vous.

– Ah ? dis-je, la gorge sèche.

– Le docteur Fichet est satisfait. Il pense que vous convenez à notre affaire.

– Très bien.

Je me sentis rassuré, bien que je ne susse pas encore de quoi il s’agissait. J’avais craint que l’examen du médecin ne révélât à mon Bienfaiteur quelques nouvelles tares qui eussent refroidi son enthousiasme.

– Asseyez-vous près de moi. Je vais vous communiquer mon projet. Une cigarette ?

– Non. Ça m’irrite la gorge.

Il tiqua en fronçant les sourcils, surpris qu’une cigarette pût faire tousser, lui qui n’avait jamais l’idée d’avaler le tabac ni les volutes qu’il suscitait.

– Je vous en prie, je n’en peux plus d’attendre, monsieur Zeus-Peter Lama, racontez-moi votre idée.

On lutte longtemps contre les évidences et, parfois, les projets les plus fous nous séduisent immédiatement.

J’acceptai sans discuter la proposition de Zeus-Peter Lama.

– Tout de même, mon jeune ami, réfléchissez. Prenez le temps de changer plusieurs fois d’avis.

– Non. Je le veux. C’est ça ou je retourne à la falaise.

– Voulez-vous que Zoltan, mon chauffeur, vous ramène ?

– Inutile. Je suis d’accord.

– Attendons jusqu’à demain matin. Songez à quoi cela vous engage. Songez aussi à quoi vous renoncez. Discutez-en avec moi, avec vous-même…

– Je ne veux pas délibérer : je suis d’accord !